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Clownanalyste : un métier de Fou

Interview de Jean-Bernard BONANGE, Bataclown

par Marc KHANNE, cinéaste

Article paru dans la revue Culture clown n°7, 2004

Naissance d’une pratique

Marc KHANNE : Peux-tu évoquer vos premières interventions dans des colloques et autres congrès ?

Jean-Bernard BONANGE : Avec Anne-Marie Bernard et Bertil Sylvander, nous avons commencé en 1983 (déjà !), dans des colloques centrés sur les activités d’expression et la formation avant d’être demandés dans d’autres milieux. Notre parti pris a toujours été d’écouter ce qui se passait, de reprendre à chaud et de mettre en scène le contenu des travaux et les évènements qui venaient d’avoir lieu. On entrait un peu "par effraction" - il nous est arrivé de rentrer par les fenêtres !- en faisant irruption dans ces lieux sérieux. C’était du jamais vu ! Nous-mêmes, nous n’osions pas encore aller au centre de l’assemblée comme nous le faisons depuis en arrivant à égalité avec ce qui se passe à la tribune. Oser se confronter au "sacré" de ces lieux, voilà un peu le démarrage des clownanalystes.

Qu’est-ce qui vous intéressait justement dans ce côté "oser se confronter au sacré", c’était quoi la motivation au départ ?

C’est plutôt le clown qui nous a amenés là ! Dans nos spectacles clowns dans les théâtres, il nous avait ouvert les dimensions d’improvisation, de contact direct avec le public, de jeu avec les conventions théâtrales et de "jeu dans le jeu". C’est le clown qui, de par sa liberté de jeu dans le lieu théâtral, nous a donné cette liberté de transgresser le rituel des réunions de travail.
Aller sur la scène sociale, c’est avoir des conditions de jeu souvent plus difficiles, un public qui n’est pas venu pour nous, qui s’étonne de notre arrivée… C’est aussi créer sur place, à chaud, à partir d’une matière qu’il faut s’approprier et transformer dans un délai très court.
Mais ce qui nous a passionnés au début, c’était de donner le point de vue du naïf, de celui qui peut dire tout haut ce que les gens pensent tout bas, d’être des électrons libres dans un milieu codifié. L’arrivée du clown dans les réunions professionnelles introduit du jeu là où, en principe, les gens travaillent, et une vérité de parole dans un lieu où la parole est contrôlée. Et dès le début, les réactions des participants ont été enthousiastes !
La forme, nous l’avons trouvée au fur et à mesure. Nous intervenions même à trois, puisque nous étions trois au Bataclown, avant d’opter pour le duo. Puis progressivement une pratique s’est construite. Avant que le clown n’apparaisse, il faut trouver les conditions institutionnelles et artistiques de son apparition. Etre dans un contrat avec les organisateurs, faire en sorte que notre présence soit légitimée, avoir des informations sur l’institution qui nous accueille et avoir "carte blanche" ! Et puis assurer les conditions techniques pour être vus et entendus, pour poser un acte théâtral improvisé.
En fait, ce qui est passionnant dans ce métier, je trouve, c’est de découvrir des professions, des milieux, des enjeux sociaux, des enjeux politiques, des enjeux de vie, que nous rencontrons avec le regard du clown.

Le Regard du Clown

Est-ce un regard qui se transmet aux participants des réunions ?

Oui, et d’ailleurs les orateurs sont souvent amenés à se situer par rapport à ce que nous avons joué. C’est comme s’ils intégraient le discours du clown qui est un langage métaphorique et ludique. Ce n’est pas seulement un moment récréatif… A notre façon, nous contribuons aux travaux en amenant une matière, un peu folle, mais qui va modifier la suite des échanges. L’esprit du clown se diffuse aussi chez les participants eux-mêmes. Ils commencent à regarder la réunion autrement, de façon plus distanciée, en imaginant ce que les clowns vont en garder dans leur prochaine intervention. Nous avons de nombreux témoignages dans ce sens.

Parle-nous encore de ce regard du clown… Est-ce que c’est un regard bien caractéristique que tu t’appropries, ou quelque chose que tu réveilles dans ton propre regard ?

Alors, là, nous sommes au cœur du travail du clownanalyste ! L’intervention est la partie émergée de l’iceberg. En amont, il y a tout un travail de fond, et écouter fait partie de ce travail. Nous combinons deux polarités :
Nous écoutons pour comprendre ce qui se dit : saisir les informations, les enjeux, être capable de les mémoriser : c’est le pôle de la référence. Si nous passons complètement à côté des travaux, cela ne peut pas fonctionner, les gens ne vont pas s’y reconnaître. Ils vont se demander ce que font ici ces rigolos qui n’ont rien compris. Donc pour assurer la référence, nous avons besoin d’une écoute rationnelle.
Et puis, il y a l’écoute du clown, du naïf qui saisit d’autres sens, qui peut entendre les mots autrement, établir des rapports inattendus entre ce qui est dit et ce qui se passe (tensions dans la salle, attitudes des orateurs, problèmes techniques…). C’est le pôle de la résonance. Comme pour les professionnels de l’écoute flottante, un sens différent va nous apparaître. Le clown a une attention beaucoup plus globale, décalée. Il n’est pas pris dans la démonstration. Il est en travers et il laisse résonner en lui les différentes facettes de l’évènement.
Bref, nous combinons ces deux registres : être pertinents et surprendre ! C’est ce cocktail corsé que les gens apprécient dans nos interventions. Cultiver en nous l’esprit du clown nous a amenés à regarder le monde autrement, à être attentifs à ce qui passe inaperçu, ou à prendre ce qui est le plus habituel comme si cela n’allait pas de soi comme le proposait Brecht. Le point de vue du clown, c’est "cela ne va pas de soi".
Par exemple, entrant dans une salle bondée, avec des gens assis sur les marches, le clown leur dit "Mais, il reste des places là-bas sur la tribune !"… et il y va, étonné que personne ne soit allé s’asseoir à côté du directeur ou du conférencier… Pour les participants, il va de soi qu’on ne se met pas à certains endroits, qu’on ne dit pas certaines choses. Le clown, lui, n’est pas pris dans ces conventions. Très naïvement, il fait des remarques en arrivant à la tribune "Comment ça se fait que ces fauteuils soient libres ?" ou "Le Maire est déjà parti ? …Pourtant il se disait très intéressé par ce colloque…" Les participants sont heureux que ce soit dit parce qu’ils avaient vu la contradiction ou, à l’inverse, parce qu’elle leur "saute aux yeux"…

Jouer aux limites

As-tu souvenir d’une intervention particulièrement périlleuse ?

Là, je reviens d’une intervention pour la direction des ressources humaines d’un grand hôpital qui réunissait ses 250 collaborateurs. Il y est question d’une réorganisation du service, donc les gens vont changer de lieu et d’habitudes de travail. Ca suscite pas mal d’inquiétudes et de bazar … Nous ne pouvons pas arriver juste avant la réunion, on ne comprendrait rien ! Donc on lit des documents, on a des entretiens avec plusieurs personnes de statuts différents pour savoir comment elles vivent ce projet de réorganisation… Nous rencontrons aussi le directeur des Ressources Humaines, et nous lui demandons d’où ça vient, comment cela se passe, en tête à tête. Tout d’un coup, il dit : "Cela n’a pas été facile à lancer, mais maintenant c’est lancé… C’est une naissance au forceps !".
L’après-midi, à la réunion plénière, il prend la parole. Dans son discours il se réfère aux philo-sophes grecs autour des notions de continuité et de changement. Devant des gens qui sont méfiants, il essaie de prendre de la distance avec la philosophie. Evidemment, il n’évoque pas du tout ce qu’il nous avait dit en tête à tête !
Quand nous intervenons, nous jouons que ma partenaire Lili est enceinte, et qu’elle doit accoucher de la réforme. Il y a urgence et il n’est même pas question d’attendre neuf mois de gestation… Déjà, toute la métaphore de la conception de la réforme, de la gestation et de l’accouchement, renvoyait bien à cette réorganisation non désirée par le service. Donc elle est prête à accoucher sur scène, et je vois apparaître la tête du petit "GRH" qui reste coincée. Alors je dis "il faut les forceps !" et j’attrape un trident de diable pour intervenir…
Déjà, face à cette image de l’accouchement au forceps de la réorganisation, les gens jubilent ! Mais ça ne passe toujours pas, et comme le directeur des ressources humaines est au premier rang, je l’interpelle : "Vous pourriez venir m’aider hein !". C’est lui qui a évoqué cette image dans l’entretien privé. Evidemment, il ne pouvait pas le dire en public mais il ne peut pas non plus se dédire… Donc il vient, prend le trident et intervient dans le jeu… La salle explose de rire car les employés voient bien que le directeur fait ce qui se passe vraiment : il veut faire passer cette réforme en force. Alors le bébé apparaît et nous continuons l’impro… Quand je lui ai proposé de venir, j’ai bien senti que c’était un moment clé, parce qu’il pouvait très mal réagir de se trouver pris dans le jeu de la métaphore.
Nous nous trouvons souvent sur ces limites où, grâce au langage du jeu de clown, nous mettons à jour la face cachée des organisations. Quelque chose va se dire, une vérité. Les clowns ne vont pas empêcher la souffrance, les conflits… Au contraire, ils leur donnent un espace où ils peuvent être mis en jeu et reconnus.

Le fait que les clownanalystes puissent intervenir dans des organisations, c’est un signe de bonne santé démocratique ?

Je le pense ! Par exemple, les syndicats qui ont fait appel à nous étaient sans doute les plus ouverts… Parce que leurs dirigeants prenaient le risque d’être moqués, critiqués. Le rire met du désordre ! Les organisations qui jouent la carte des clownanalystes cherchent à sortir du train-train et à dynamiser les débats. Il est clair que quand la parole est bloquée, la vie de l’organisation en souffre. On pourrait même dire qu’elle est malade. Même si le pouvoir semble fort, il l’est dans une organisation malade, alors qu’en acceptant de libérer une certaine parole, d’ouvrir un certain espace de jeu, elle sera en meilleure santé, plus vivante.
On peut se demander si cela renforce le pouvoir. Notre hypothèse est que c’est favorable à l’organisation dans son ensemble et que ce n’est pas seulement au service du pouvoir. D’ailleurs, les régimes totalitaires ont toujours essayé d’évacuer la critique humoristique et c’est, entre autres, ce qui fait qu’un jour ils s’écroulent. Il faut savoir intégrer l’énergie de la transgression ludique car elle régénère l’organisme social, et une société qui se régénère reste vivante. Est-ce que cela donne du "mieux" ou pas ? Cela dépend ensuite des acteurs sociaux eux-mêmes !

Vous impose-t-on des limites ?

Quand on nous dit "ne parlez pas de cela ", en général on se dit "bon, ça, il faut en parler " ! C’est notre première réaction. Mais comment ? Comment trouver suffisamment le jeu et la naïveté pour que cela vienne sur le tapis et qu’on en parle. Pour nous, ce sont des indicateurs intéressants quand les organisateurs sont craintifs, quand on nous dit : "Monsieur Untel qui vient, c’est le directeur du Plan… Il n’a sûrement pas d’humour, surtout ménagez-le". Et nous, évidemment, arrivés sur la tribune, nous l’interpellons et l’impliquons dans notre fiction, et on s’aperçoit qu’il a de l’humour !
Un jour, on nous a imposé une limite que nous n’avons pas transgressée. C’est avec Lionel Jospin, quand il était ministre de l’Education Nationale, dans le congrès d’une fédération de parents d’élèves plutôt de droite. En amont, les organisateurs préviennent son cabinet en annonçant la présence des Bataclowns qui interviendront après lui. Réponse : il n’en n’est pas question ! Ils insistent et parviennent jusqu’à Jospin lui-même : nouveau refus. Les clowns ne passeront qu’après son départ. On peut comprendre pourquoi : il y a toutes les chaînes de télévision… Si elles diffusent des images où Jospin se retrouve confronté à des clowns, cela peut desservir son image. Et donc il fait son discours, et nous, avec Bertil Sylvander, sommes à deux mètres de lui, derrière un rideau. Il finit son discours, et là rien ne nous empêche de surgir pour poser notre fonction sous ses yeux, parce que passer après son départ n’a aucun intérêt. Nous ne l’avons pas fait. Peut-être le ferions nous maintenant ! Depuis, nous conseillons aux organisateurs de n’annoncer notre présence aux Ministres qu’au dernier moment, sur place !
Il reste que notre vraie limite, c’est la limite du jeu. Elle serait franchie si nous faisions mal à quelqu’un ou qu’il se sente agressé ou que nous produisions un vrai incident et qu’il faille arrêter l’improvisation… Nous posons un espace qui est un espace de jeu, symboliquement séparé de l’espace de la réunion, et donc si quelqu’un le prend pour la réalité, cela peut arrêter le jeu. La difficulté, c’est de sentir la limite.
Quand nous jouons sur ce qui est craint, caché ou tabou, nous avons à trouver la manière de le traiter. Nous ne devons pas provoquer d’incident, qu’un orateur claque la porte et s’en aille… Ce serait un échec pour nous : nous serions allés trop loin. Le fou doit veiller à ne pas se faire couper la tête !

Le Nez

C’est quoi le nez ? C’est l’immunité diplomatique ?

Oui. Le nez rouge, c’est le symbole qui indique que nous nous trouvons dans le cercle magique du jeu, à l’écart de la réalité. Il pose que le clown vient d’ailleurs et qu’il n’est pas pris dans les enjeux locaux des organisations et des humains qui sont réunis. Cela veut dire que celui qui est derrière le nez ne s’exprime pas en tant que personne : il incarne ce personnage mythique qu’est le clown. Il nous protège et nous transcende ! Nous arracher le masque, c’est nous ramener à notre banale condition d’individu, au fait qu’effectivement sous le masque, se trouve un acteur engagé par l’organisation. D’une certaine façon, l’acteur est pris dans ce réseau humain, mais le clown est bien différent.
Le nez confère au clown un caractère sacré, à l’image des bouffons sacrés des sociétés primitives. Il lui donne une certaine immunité comme pour le Fou du Roi On ne lui en voulait pas pour tout ce qu’il faisait parce que justement c’était le Fou. Et on ne nous en veut pas parce que nous sommes des clowns. Cela veut dire que, nous aussi, nous devons respecter le clown. Parfois, nous avons des réactions personnelles : on adore ou on ne supporte pas certains orateurs ou certains discours. Mais le clown aura-t-il le même point de vue que l’acteur ? Non, il aura sa façon à lui de s’exprimer. Le nez permet de maintenir une distance entre l’acteur et le clown.

Un Métier de Fou

Le titre que je compte donner à mon film : "Clownanalyste, un métier de Fou", te parle-t-il ?

Oui, par son double sens, en rapport avec le travail du Fou du roi et en rapport avec ce que ce métier nous fait vivre : c’est fou ce qu’il demande comme énergie créatrice ! Nous partons aux quatre coins de la France, et même au delà. Il faut, démarrer tôt le matin après avoir voyagé la veille, se mobiliser toute la journée car nous sommes sans arrêt en prise d’informations, engagés dans de multiples relations (avec des organisateurs, des intervenants, des participants de base, les techniciens de la salle…) et, plusieurs fois par jour, intervenir et jouer en duo…
Un comédien aime bien se chauffer la voix et le corps, se concentrer… Nous, quand nous intervenons, deux minutes avant d’entrer, nous écoutons encore ce qui se dit dans la salle. Nous n’avons pas vraiment le temps de faire des exercices ! C’est un travail d’acrobate ! Un acrobate qui, à sa façon, peut se ramasser car chaque improvisation n’est jamais gagnée d’avance ! C’est stressant même si l’expérience nous a amenés à assurer, même si, maintenant, nous y allons plus confiants. Par le passé, je dormais peu la nuit précédente… Maintenant j’arrive à mieux dormir ! J’ai décalé le stress au lever et il devient maximum juste avant d’intervenir...
Et puis, le moment venu, il faut rentrer dans le Fou ! Malgré les informations mémorisées et les contraintes à gérer, nous avons à retrouver le clown et à lui lâcher la bride… tout en l’empêchant d’aller n’importe où ! Oui, c’est passionnant d’exercer ce métier rare et précieux de Fou des organisations… et c’est folie ce qu’il nous demande ! C’est vrai que le titre de ton film est bien trouvé !
Par rapport aux Fous du Roi, y a-t-il quelque chose que vous regrettez de cette époque, et réciproquement, quelque chose que vous faites et qu’eux ne faisaient pas ?
Ce qui est clair, c’est que le Fou du Roi intervenait lors des réunions du Roi et de ses conseillers. Il pouvait surgir, traverser, interrompre, faire une réflexion, se mettre dans tous ses états…. Parfois le Roi prêtait attention à cette parole singulière, parfois il l’envoyait sur les roses ! En tout cas, la fonction du Fou s’exerçait au cœur même du pouvoir politique, et nous, nous n’y sommes pas. Nous n’avons jamais été engagés pour intervenir dans une réunion du gouvernement ou à l’Assemblée Nationale !
De son côté, Gardi Hütter1 est intervenue au Parlement Suisse en 1991, pour le 700ème anniversaire de la Confédération Helvétique. Elle a créé l’événement en rompant le bon ordonnancement d’une séance en tant que "clowne femme de ménage". Elle est allée à ce point limite que nous n’avons pas encore atteint en France !
Le Fou du Roi était en contact direct avec celui qui symbolisait le pouvoir absolu. Il pouvait le toucher, se mettre sur son trône, faire ce que personne ne faisait… Nous en sommes loin ! Cependant, nous sommes intervenus devant des Ministres, des Présidents de Conseils régionaux ou généraux, des PDG, des directeurs, des inspecteurs, des évêques, des personnalités médiatiques, des conférenciers de renom… et cela a quand même à voir avec "le roi". Nous y sommes dans un rapport équivalent à la structure du Fou du Roi mais à distance du lieu même d’exercice du pouvoir.
Maintenant qu’est-ce que nous faisons qu’ils ne faisaient pas ? … Le Fou intervenait à la cour, dans la salle du trône, dans les appartements du roi, alors que nous, nous avons l’avantage d’avoir le "peuple" dans la salle ! J’appelle le public "peuple" parce que ce sont quand même ceux qui, dans la structure des congrès d’organisations ou conventions d’entreprises, n’ont pas la parole. Il y a ceux qui parlent à la tribune et ceux qui écoutent. Le public peut être considéré comme le peuple d’une profession, en particulier dans les grandes assemblées que nous rencontrons de 800 à 3000 personnes. Le peuple, c’est ceux qui écoutent, même si parfois il y a des modalités pour que certains puissent prendre la parole depuis la salle.
J’imagine que, même si les Fous du Roi allaient sur les marchés ou dans les tavernes pour prendre la température populaire, jouer devant le peuple devait leur manquer ! Nous, nous jouons devant ceux qui représentent "le roi" et "le peuple" réunis. Nous venons entre eux (inter-venons) dans une fonction de "fou" que nous sommes les seuls à tenir. Je dois dire que c’est excitant… même si c’est une sacrée responsabilité !
Mettre en jeu les contradictions

Finalement tu ne ferais pas un parallèle entre le fait qu’il y ait de moins en moins de carnavals et de plus en plus de voitures brûlées dans les banlieues ?

C’est tout à fait ça ! Tu as l’art du raccourci ! Progressivement, le carnaval s’est transformé en spectacle et a perdu sa force de transgression. Longtemps, il fut une mise en scène collective ritualisée qui jouait à la limite : on pouvait se moquer radicalement du pouvoir. On a perdu cela et il est devenu très contrôlé. A Toulouse, les autorités ont arrêté le carnaval étudiant parce il "débordait" trop.
Plus on évacue les possibilités d’expression de la contestation, plus elle passe à l’acte. Comme elle ne peut pas s’exprimer symboliquement, elle va le faire dans un passage à l’acte violent. Alors que le carnaval ne casse pas le fonctionnement social, il en montre l’inverse. C’est à dire que sous l’ordre établi, il y a un potentiel de vie - sexuelle, festive, imaginaire - et de vérité que chacun peut s’approprier. Et quand on étouffe ce potentiel de vie, il devient un potentiel de mort qui s’exprime dans des actes purement négatifs. Brûler des voitures est aussi un mode d’expression. Mais au lieu qu’il soit intégré dans une régénérescence du corps social, il devient une maladie.
Chez l’individu aussi je crois que la maladie, c’est ce que l’on ne met pas assez en jeu, dans notre corps, dans notre imaginaire, dans notre création. Si l’homme crée, c’est pour ne pas tomber malade. On le sait, les artistes, souvent, se sont soignés grâce à leur art. On voit bien que la création - cet espace d’expression, d’imaginaire, de transgression symbolique des normes établies - régénère le corps humain et lui ouvre une dimension que la vie sociale réprime.
Je me dis parfois que vous feriez bien d’intervenir, par exemple, entre les Israéliens et les Palestiniens… Est-ce qu’il n’y a pas cette tentation ?
Les gens qui font des stages avec nous au Bataclown, que nous initions à cet esprit, sont tentés d’introduire le clown dans leurs situations professionnelles, même s’il vaut mieux être extérieur. C’est vrai que l’on ressent le besoin de cette ouverture : mettre au service d’un groupe humain un langage qui permet de mieux vivre, d’avancer, d’être créateur de son devenir. Ce ne sont pas les clowns qui vont assurer l’histoire. Ils sont justement à côté de l’histoire. Ils ne vont pas faire la révolution, transformer la société. A l’échelle d’une organisation, nous n’allons pas prendre en charge le devenir des gens que nous rencontrons. Mais ce langage aide à donner vie aux contradictions. Le clown met en jeu les contradictions, au lieu de les masquer.
J’ai vu un documentaire à la télévision dans lequel les négociateurs israéliens et palestiniens disaient qu’entre les séances, ils se retrouvaient dans le jeu et l’humour... Derrière les rapports de forces et les contraintes politiques, les hommes peuvent trouver des espaces de liberté.

Le clown est un aiguillon pour les hommes. En mettant en jeu ce qui constitue l’humain, ses polarités, ses émotions, ses dimensions de souffrance et de bonheur, le clown peut aider un groupe, une organisation, à évoluer, à dépasser un blocage, à le voir autrement. Ce qui permet à une société de progresser, c’est d’être créatif. L’homme sème la vie et sème la mort sans arrêt : mais la priorité doit être du côté de la vie !
Le clown apporte cela - mettre les priorités du côté de la vie - sachant que les forces de mort sont toujours au travail… Il apporte sa vitalité, et donc sa contestation des forces de la mort. Il les conteste mais il montre qu’il les porte aussi en lui et qu’il sait les exorciser. Quelque chose de vivant peut en sortir. Même s’il touche le tragique, il a espoir, un espoir dans la vie, comme un enfant. Par définition, l’enfant est du côté de la vie. La pulsion de vie est très forte chez les clowns !

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Marc Khanne, cinéaste

Marc Khanne a tourné de nombreux court-métrages et documentaires, dont :

  • Clown Passion : docu 20mins, 1er prix Panazol 1993 : la vie d’un petit cirque de clowns.
  • Fair Play : docu 26mins, 1993 : malgré son interdiction, l’immense fête de cirque alternative “les Hazzards” a lieu en Ariège.
  • Ce Jour-là : docu 15mins, 1er prix festival de Thionville 2002 : Toulouse, 21 septembre 2001, une balade dans la ville sinistrée...
    > Contact : lapilli chez club-internet.fr

Jean-Bernard Bonange, clownanalyste au Bataclown

Cofondateur et corirecteur du Bataclown, il a soutenu une Thèse de doctorat en sciences de l’éducation en février 1999 à l’Université de Toulouse Le Mirail sous la direction de Jean FERRASSE Professeur d’Université :
Le Clown, intervenant social. ,
Le miroir du clown dans les réunions institutionnelles

Rapport de Serge MARTIN, directeur de l’Ecole de théâtre Serge Martin à Genève, membre du Jury de soutenance.

La thèse de Jean-Bernard Bonange allie vingt ans d’expériences à une analyse méthodique afin de dégager la fonction du clown dans les réunions institutionnelles. La théorisation de la pratique en sort raffermie. Elle justifie l’intervention clown en milieu social. Elle place le "personnage" comme intervenant social dont la fonction de miroir est justement qualifiée de "condensateur symbolique". Une intervention unique : un personnage à la périphérie des sujets traités, un "étranger", qui agit sur le concret social des participants.

L’échange dans les interventions de la clownanalyse se faisant sous la forme spectaculaire, il introduit le sujet "jeu" au sein du sérieux de la recherche tout comme "la boite noire" dans les équations mathématiques. Assez rare pour être salué, ce travail est original et participe des relations nouvelles à venir dans les structures rassemblantes.

C’est le jeu dans tout système, une appréhension mouvante des complexités. Le "jeu" dans le système, l’écart entre le sujet et sa représentation, la différence, le goût de se démarquer, le goût de l’errance (c’est à dire se soustraire à ce qui est) seraient à considérer comme basiques dans les échanges et non plus comme exceptions, la règle ayant absorbé l’exception.

La particularité de ce jeu dans le système repose sur le rire. Et en plus, bien que le clown soit maladroit à comprendre, à agir parce que naïf, bien qu’il ait un cœur généreux et un esprit simple (ce qui lui confère une dimension poétique), il met à jour le non-dit, il critique et propose une autre lecture sur le mode humoristique. A ceci s’ajoute la sympathie car le personnage est plus simple que nous, plus démuni, et de ce fait plus facilement accepté. Ainsi son intervention interactive peut révéler le sens caché, devenir un éclairage pour tous. On rit de lui, de son voisin, de soi-même. La démarche est positive.

On peut encore, à nouveau, espérer un changement, un monde meilleur. Et ce n’est pas un rêve idéaliste ou un geste subversif qui ressemblerait à la fête du Moyen-Age, soupape de sécurité pour entretenir le pouvoir en place et sa structure ; c’est une prise de conscience car la clownanalyse intervient sur des sujets qui appartiennent aux participants, sur les participants eux-mêmes. On parle d’eux, de ce qu’ils vivent et les préoccupent, de leur questionnement. Ces sujets sont concrets donc susceptibles d’être changés.

Le clown est peut-être l’intervenant social le plus apte à communiquer avec un groupe qui débat de ses problèmes d’organisation. En tous cas, celui qui peut aider par sa vision des choses à prendre conscience, à prendre distance et à regarder autrement.

Ce travail exceptionnel méritait d’être couronné.
Genève, le 14 février 1999, Serge Martin